" Un point sur la tristesse.
Je suis, comment dire ça ? épuisé de tristesse. Que ça continue. Que cette guerre soit si lente. Je voudrais tellement que, ça y est, après l’effondrement sur le front de Kharkov, après l’effondrement sur le front de la rive droite du Dniepr, il y ait un effondrement, vraiment, mais vraiment, que l’armée russe soit, mais vraiment, détruite, qu’elle soit repoussée jusqu’aux frontières de la Russie, dont elle n’aurait jamais dû sortir. Mais non, bien sûr. Il y a eu un effondrement, mais ils ont réagi — et je comprends ça, qu’ils réagissent, puisque Poutine a envie de vivre quelques années de plus. Ils ont réagi par d’autres catastrophes, mais ils ont réagi, et ils ont arrêté, ou ralenti, l’effondrement.
Il y a eu la mobilisation, monstrueuse dans sa forme (les gens, n’importe qui, qu’on arrêtait dans la rue), monstrueuse dans ce qu’elle a montré de l’état réel de l’armée (une armée qui demandait à ses propres recrues de payer leurs équipements, et le ministère des finances qui ouvrait des lignes de crédit pour ça — pour que les mobilisés, ou plutôt leurs familles, puissent s’endetter encore plus ; une armée incroyablement sous-équipée — je veux dire pour les hommes ; des hommes sans aucun entraînement, lancés, comme ça, tout de suite, au front, et se faisant tuer, d’ores et déjà par milliers). Ils ont réagi, surtout, en se tournant vers l’Iran (pas vers la Chine, — vers l’Iran) pour se fournir en armes, d’abord en drones, — des milliers de drones, que la Russie, visiblement, n’était pas capable de produire, et, donc, en s’attaquant non plus à l’armée ukrainienne, mais à toutes les infrastructures civiles du pays (ce qui prouve, une nouvelle fois, qu’il s’agit bien d’une guerre de destruction massive d’un pays tout entier), et, là, il faut bien l’admettre, le voir (à défaut de pouvoir le sentir soi-même) que, oui, les destructions, elles sont réellement massives, en termes de centrales électriques, et que, dès lors, l’hiver sera encore plus épouvantable. Et il y a les drones, mais il y aura les missiles à longue distance — parce que l’Iran exporte ça aussi (et pas seulement le terrorisme islamiste).
Il y a ça, et il y a, il faut bien le dire aussi, l’épuisement des alliés, qui continuent de fournir les armes, mais ne peuvent pas, d’après ce que je comprends, en fournir plus vite, simplement parce qu’il faut du temps pour les fabriquer, et ces milliards et ces milliards de dollars qui partent comme ça, en armes. Et comment ne serais-je pas épuisé de tristesse quand j’entends une expression comme « une famine de munitions » ?
On me dit souvent que je suis trop facilement optimiste... Ah, si les gens qui disent ça me connaissaient vraiment, ils n’arriveraient pas à croire qu’ils aient raison à ce point : oui, je suis un optimiste absolu, toujours, parce que je suis toujours intimement persuadé que c’est le pire qui va arriver, et que, tant que ce pire n’arrive pas, eh bien, comme dit l’autre, je suis déçu en bien.
Ce qui m’épuise, c’est ça : c’est que la réalité est toujours pire que la pire des prévisions. Je savais (je l’avais dit et redit ici-même, pendant des années) que le régime de Poutine ne pouvait se maintenir que par la guerre — mais c’est une chose d’employer le mot « guerre », et c’est une autre chose de la voir, là, devant vous. Et je savais que, si guerre il y aurait, elle serait comme la guerre de Syrie (et je l’avais dit et redit), mais, là encore, c’est une chose de le dire, de l’écrire, et c’est une autre chose de le voir. Mais de voir aussi que la réponse de Poutine est toujours de plus en plus (oui, toujours de plus en plus) monstrueuse, indifférente à quoi que ce soit. — Là, par exemple, il y a cette évacuation (cette déportation) des habitants de Kherson, avec juste un gros sac ou une valise par personne. Mais la ville n’est pas vide. D’abord, il reste quelque chose comme 60.000 habitants. Et puis, il y a les militaires russes, dont la présence, malgré tous les malgrés, n’a fait que se renforcer, par des moyens invraisemblables, — par des barges, des pontons (dès lors que les ponts ont été détruits). Ces hommes, plusieurs dizaines de milliers de soldats appelés en renfort, sont essentiellement des mobilisés. Est-ce qu’ils sont là pour repousser l’armée ukrainienne ? Non. Ils sont là pour se faire tuer si l’armée ukrainienne attaque frontalement (ce que, visiblement, elle se refuse, ou est incapable, de faire). Ils sont là pour ralentir la progression inévitable des Ukrainiens — juste par le nombre. Ont-ils une chance de victoire ? Aucune. Ont-ils une chance de survie ? Oui, s’ils arrivent à se rendre. — Mais ce sera tellement long, et on les obligera (c’est, du moins, j’ai l’impression, le plan) à se battre rue par rue, à faire de Kherson, comme disent les propagandistes russes, « un Marioupol à l’envers »...
Et à Kherson, dans la ville même, les appartements abandonnés sont systématiquement pillés (et je ne parle pas des appartements occupés par des gens, ukrainiens ou non, qui s’étaient installés chez ceux qui étaient partis dès le début de la guerre — il y a eu des milliers de cas). Non, maintenant, c’est ça : un appartement vide (ou vidé) est un appartement ouvert, et la soldatesque se sert (il y a des videos terrifiantes, pathétiques, sur ce que font les soldats de Kadyrov, qu’une femme, qui hurle, accuse de revenir se servir encore alors qu’ils avaient tout pillé la veille — et eux, ils lui disent : « mais non, c’est pas nous, nous, hier, on était ailleurs »). Et les Russes vident les musées, les bibliothèques, vident tout ce qu’ils peuvent, et, ça, ils se chargent sur des bacs, et ils traversent le Dniepr, pendant que, dans l’autre sens, d’autres convois militaires arrivent. Convois qui ne sont pas bombardés, comme si les Ukrainiens les laissaient faire, pour en prendre davantage le moment venu. — Et ça, c’est juste à Kherson. Mais tout ce qui se passe ailleurs...
Et puis, je savais que le pouvoir de Poutine pervertissait les mots, parce que c’est le propre (le sale, devrait-on dire) des dictatures, de changer la nature de la langue. Mais comment expliquer qu’une grande part de mon épuisement de tristesse n’est pas que Poutine change la langue, mais, au contraire, qu’il ne la change pas du tout ? Qu’il en fasse ce que j’appelle un mur (avec des lézardes, certes, mais un mur) — un mur qui renvoie, comme en miroir sans glace, tout ce que vous dites, tout discours sur la réalité, et que, le pire pour moi, c’est ça : que si tu ne sais pas qui parle, tu te dis que le type qui parle a tout à fait raison, sur tout, — sur la soif de pouvoir, sur la dictature, sur les bombardements des civils, sur les crimes de guerre, etc., etc. — sauf que, celui qui parle, c’est un poutiniste quelconque et qu’il dénonce, non pas, évidemment, son propre camp, mais les gens même à qui il inflige ça, — les crimes de guerre, les tortures, les bombardements. Imaginer que c’est ça aussi qui me rongerait à ce point, non pas ce crime contre la langue, mais cet effacement de la réalité par le fait de renvoyer aux victimes de tes exactions, comme ultime réponse, le discours qui dénonce ces exactions.
Je suis épuisé de tristesse. Parce que ça continue et que ça va continuer, et que ça ira de pire en pire, et que ça ne finira pas avant, je ne sais pas, un an — avant, au plus tôt, j’ai l’impression, l’été prochain. Qu’il y aura l’hiver.
Je suis épuisé de tristesse — et d’une honte noire. Même si, toute ma vie, je puis le dire, j’ai dénoncé la dictature russe, même si, d’une façon ou d’une autre, tout mon travail est une réaction contre son inhumanité. Et qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Que j’arrête ces chroniques, là, au milieu ? Ah mais, oui, ce serait tellement bien que je parle d’autre chose. Que j’en parle davantage, disons ça.
Moment d’arrêt quand rien ne s’arrête autour. Et, donc, continuons — tant que ça continuera. Pourvu qu’on ait la force."
Hier j'ai écouté aussi sur Radio France Françoise Thom et Wladimir Berelowitch nous parler des motifs de cette guerre qui n'ont absolument rien à voir avec ceux qu'a invoqués Poutine. Hier le dictateur russe en appelait à une supposée "dénazification" de l'Ukraine ...aujourd'hui, dans son dernier discours, c'est la "désatanisation"...délires...délires...
" Plus c'est gros et mieux ça passe" disait en son temps Joseph Goebbels.
J'aimerais vous rappeler, cher lecteur, que le conflit dans le Donbass (largement alimenté par les sbires, les mercenaires et les soldats de Poutine) avait fait durant l'année qui a précédé l'attaque sauvage et barbare du 24 Février 23 morts en tout et pour tout, et en comptant les 2 camps. Ce qui veut dire que la maître du Kremlin a déclenché une apocalypse meurtrière et mis en danger la paix mondiale au nom de 12 malheureuses victimes pro-russes.
Françoise Thom nous dépeint un dictateur corrompu jusqu'à la moelle et assoiffé de pouvoir qui obéit à une logique mafieuse, de chef de bande sans vraie idéologie. Poutine utilise les théories de Douguine comme un alibi mais en fait il est tout aussi dénué de vraie idéologie que de scrupules.
Vous pourrez entendre le débat sur ce podcast intitulé OÙ VA LA RUSSIE?
Résumé. L'Occident s'est longtemps trompé sur Poutine. Fermant les yeux sur les nombreux signaux d'alarme émis par son régime dès les premiers jours, il a vu en lui un chef « pragmatique » dont la préoccupation principale est de s'enrichir et d'enrichir ceux qui le servent. Mais pour Poutine, l'argent est avant tout l'instrument indispensable de la puissance, qui permet d'acheter des hommes et des armes.En politique intérieure et en politique étrangère, l'évolution de la Russie poutinienne suit une trajectoire parallèle. Dès que Poutine se sent en position de force, la corruption et la cooptation, sans être abandonnées, cèdent la place à l'intimidation et la terreur : les opposants sont empoisonnés, les États voisins sont agressés, les pays occidentaux menacés de frappes nucléaires s'ils ne se soumettent pas à la volonté de Moscou.Le poutinisme est un phénomène inédit dans l'histoire, un régime nihiliste obsédé de puissance, qui s'adonne à la nuisance sans le moindre motif rationnel, sans le prétexte d'une idéologie articulée, au détriment même des intérêts de la Russie. Ce livre est essentiel pour comprendre en profondeur les ressorts de l'action du Kremlin.
Françoise Thom, agrégée de russe, est maître de conférences (HDR) émérite en histoire contemporaine de l'université Paris-Sorbonne. Spécialiste de l'URSS et de la Russie postcommuniste, elle a publié de nombreux ouvrages, dont Les Fins du communisme (1994), Beria : le Janus du Kremlin (2013), Géopolitique de la Russie (avec J.-S. Mongrenier, 2016) et récemment La Marche à rebours. Regards sur l'histoire soviétique et russe (2021).