Bonjour les amis,
Il est des livres qui nous laissent des profondes impressions durables et qui, d'une certaine manière changent définitivement notre vie, ou notre regard sur les gens et sur les choses.
"Le Christ s' est arrêté à Eboli" de Carlo Levi (à ne pas confondre avec l'autre grand écrivain Primo Levi), fait partie de ces livres-là.
Voici un bref résumé de cette oeuvre autobiographique:
Un jeune médecin turinois antifasciste notoire membre du mouvement Justice et Liberté, Carlo Levi est "confinato", exilé, relégué par les autorités fascistes dans une région reculée du sud de l' Italie, la Basilicate, appelée alors Lucanie. Nous sommes dans les années 1930. Là-bas, la malaria décime la population qui vit déjà dans une misère noire. Levi raconte ce qu'il vit, ce qu'il voit. Il peint avec son pinceau et sa plume le portrait d'une région abandonnée à son triste sort et relate le mode de vie de ses habitants, leurs coutumes, leurs croyances, offrant du même coup à la littérature italienne certaines de ses plus belles pages (traduit en 37 langues, ce livre est d'ailleurs un classique de version italienne).
Le titre de l' ouvrage fait référence à une expression de désespoir des paysans de Lucanie:
" Non siamo cristiani. Cristo si è fermato a Eboli " .
Traduction:" Nous ne sommes pas des chrétiens (chrétien est à prendre en italien dans le sens de" personnes" ou " hommes"). Le Christ s'est arrêté à Eboli".
Nous vivons dans une telle misère que même le Bon Dieu n'est jamais arrivé jusqu'à nous...
Voici ce qu' écrit Sissi, une critique du net, à propos de ce livre:
Lorsque Carlo Levi arrive à Gagliano, en 1935, pour y rester trois ans assigné à résidence, il dit avoir eu « l’impression d’être tombé du ciel, comme une pierre dans un étang ».
Gagliano, « un tout petit village, loin des routes et des hommes », est un lieu comme hors du temps, où les coutumes et les moeurs ancestrales règnent : la sorcellerie, les philtres d’amour, la charlatanerie, la passatella (le « jeu des paysans », exutoire qui finit pourtant souvent mal), les charmeurs de loup, le brigandage…
Cet enfermement forcé, ce « confinement » imposé incite et pousse au repli sur soi.
Et Carlo Levi, dans la langueur des longues journées sans but et sans fin, observe, peint, dépeint, décrit et analyse.
Entre descriptions magnifiques (on voit, on entend les nuées de mouches qui tournoient dans le silence épais des chaudes après-midi d’été), récit et réflexions, il réussit à nous immerger dans ce monde paysan, archaïque, où les « galantuomini » (les propriétaires bourgeois) côtoient les « cafoni » (les paysans) sans jamais se rencontrer vraiment, tout comme l’état et le peuple, ou encore l’Italie du Nord et celle du Sud, se jaugent dans une indifférence teintée de mépris réciproque.
« Deux civilisations très différentes coexistent l’une à côté de l’autre, dont aucune n’est en mesure d’assimiler l’autre. »
Lieu reculé et acculé, Gagliano semble comme oublié des Dieux.
Au bout d’un an, Levi est autorisé à s’en aller, et il finit par s’en aller, presque à regrets.
Mais il n’oublia pas .
Etant moi-même d'origine italienne, j'ai pu observer les attitudes de ces paysans du Sud dans ma toute prime jeunesse quand nous allions en vacances dans notre famillle calabraise .
J'étais à la fois émerveillé et ému par la chaleur de l'accueil reçu, par les fortes embrassades de nos parents et amis. Je ne les connaissais pas tous mais ils me donnaient l'impression d'être unis à eux par des liens très forts et indissolubles. J'étais aussi, à la fois surpris et intrigué par leur système de valeurs qui n'était pas tout à fait le mien.
Moi, fils d'immigrés, formé à l'école française dans une confiance absolue envers les principes glorieux de la République, je comprenais difficilement, par exemple, le manque de respect de mes oncles, tantes ou cousins calabrais vis-à-vis de leurs propres autorités politiques et sociales de l'époque.
Bien plus tard, en lisant le livre de Carlo Levi, tout s'est éclairé. Ce livre raconte l'histoire de mes parents et grand-parents et cette histoire ne pouvait, bien évidemment pas figurer dans mes livres scolaires français. Une histoire de souffrances et d'injustices où l'Etat est tout sauf une providence. Celui-ci n'est pas perçu comme une entité protectrice mais plutôt comme un fléau au service des "patrons féodaux". Un Etat qui ne fait qu'aggraver les problèmes préexistants en levant des impôts trop lourds et injustes. Dans ce contexte très dur, les paysans, pour survivre, font davantage confiance à leur clan, à leur "tribu", et à leur famille et n'ont que très peu de respect pour des institutions qui ne leur apportent aucune sécurité ni aucun bien-être.
Ma grand-mère, et ce n'est qu'un exemple, avait perdu 3 de ses 6 enfants en bas-âge (parfois à l'âge de 3 ou 4 ans), tout simplement parce qu'elle ne pouvait pas disposer d'un minimum d'assistance médicale. C'était comme ça...la différence entre la vie et la mort pouvait ne tenir qu'à un fil....et les enfants qui survivaient pouvaient ensuite surmonter les épreuves les plus dures. Il y avait une terrible sélection naturelle! Du Darwinisme social cruel, pur et dur!
Jamais un livre ne m'a autant éclairé sur ma propre histoire et sur mes origines....Toute cette mentalité que j'avais perçue en Calabre dans les années 70, de façon confuse sans pouvoir l'exprimer, était là, dans ce bouquin !
Mais ce livre me donnait aussi d'autres clés plus universelles encore...Il m'apprenait à ne pas jauger les autres, et à ne pas les ramener systématiquement à moi-même...à les regarder et à les aimer pour ce qu'ils sont...C'est le même regard que je retrouverai ensuite chez les grands anthropologues comme Levi-Strauss ou bien Marvin Harris.
Je terminerai mon billet en vous disant qu'il existe une excellente adaptation cinématographique de Francesco Rosi où le personnage de Levi est interprété avec beaucoup de sobriété par Gian Maria Volonte, mais je ne saurais trop vous conseiller de commencer d'abord par le livre...
Illustration: village de Gagliano( de son vrai nom Aliano) où repose Carlo Levi et où on peut aller visiter ce qui fût sa résidence forcée.